Atlantica Steam 2013 : le journal

"Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau"

Le Bateau Ivre, Arthur Rimbaud

C'est en découvrant sur la Toile les photos d'heureux papy anglais s'amusant avec leurs petits bateaux à vapeur que l'idée me vint d'entrer, à mon tour, dans leur monde des merveilles. Je n'avais pas encore leurs cheveux blancs et m'étonnais pourtant de leur jeunesse. Comment entrer moi aussi dans cet univers ? Si j'entrevoyais ses charmes je n'en avais pas les clés. Une aventure de dix années s'engagea pour l'atteindre.

Du mois de mars 2004 où j'achetai les plans de "La Choupette", chaloupe à vapeur du regretté Bernard Rétif, base à la réalisation de ma "Pontivyenne" transformée par l'ajout d'une cabine, jusqu'à la première (et unique) navigation en avril 2013, que de chemin parcouru. De nombreuses recherches, travaux, achats, interrogations se terminant avec la rencontre décisive d'un vaporiste Nantais : Gilles C. Un grand merci mon ami toi qui, par tes conseils et ton dynamisme, me "boustant" pour un dernier effort, me fit achever mon projet.

Aujourd'hui, au bord du plan d'eau de Cabariot en Charente, je franchis une ultime étape en me confrontant à "mes pairs" lors d'une amicale rencontre de vaporistes à l'occasion des 20 ans de "Atlantica Steam". "Atlantica Steam", une rencontre organisée par Fabrice B. et sa famille, celui-là même qui me vendit la machine à vapeur de ma Pontivyenne.

Naviguer, échanger, évoquer projets passés ou futurs avec d'autres passionnés, une bouche se referme ce week-end des 28 et 29 septembre 2013. Dans ma soixantième année, papy-éternel-enfant, à l'issue de dix années passées avec un projet qui m'ouvre les portes d'une jeunesse éternelle, le prix n'est pas cher payé !...

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Vendredi soir 27 septembre

Me voici sur le terrain de camping "l'ile aux loisirs" dans la commune de Le Mung limitrophe de St Savinien (17). Je découvre une superbe région, calme, reposante. Nous sommes en fin de saison, le camping qui fermera la semaine prochaine est désert.

Désert ?... Pas tout à fait. Des petits groupes de "têtes blanches" se promènent, s'interpellent joyeusement. Du genre "masculin" en majorité. Tous semblent se connaitre et apprécient de se retrouver. Je découvrirai plus tard qu'ils arrivent de toute l'Europe : Belges, Italiens, Autrichiens, Allemands, Anglais... Je sympathise avec mes voisins. Sourires et poignées de mains s'échangent. "Etes-vous vaporistes ?" "D'où venez-vous ?"...

Catherine, la gérante du camping, les interpelle, les chouchoute. L'atmosphère est conviviale. J'ai le sentiment de pénétrer dans l'intimité d'une vieille famille. Avec ses habitudes, ses rites. Bon, je reste encore à la lisière de cette famille, mais j'imagine que demain devant le plan d'eau, à côté de nos merveilles exposées, les choses pourraient se conclure par une adoption.

Le temps est lourd. Dévoré par les moustiques je me couche dans mon petit mobil-home, le corps moite et l'esprit préoccupé par la météo de demain. Aurons-nous de l'orage ? De la pluie ? Pourrons-nous naviguer sous les averses ?

Samedi 28 septembre

Gilles dépose dans le coffre de ma Toyota, à côté de ma Pontivyenne, ses deux caisses où nichent son fin Médéa et son Borkum trapu puis nous quittons le camping pour nous rendre à Cabariot, lieu de nos prochaines activités. Nous découvrons après 15 km de route une paisible rivière serpentant dans un terrain boisé. Nous garons notre voiture à côté de plusieurs camping-cars puis nous dirigeons vers une tente érigée sur la rive pour y retrouver nos compagnons du week-end. Les échanges ont lieu autour d'une tasse de café. Les organisateurs nous remettent une enveloppe où se découvrent : un badge, le plan du parcours des différentes épreuves avec une fiche pour leurs notations. Gilles m'en explique les règles. Une bouée verte se dépasse à babord, une rouge à tribord.

Le long de la berge des rangées de tables nous attendent. Nous pourrons y exposer nos navires... lorsque le temps s'y prètera. Car les premières gouttes d'eau tombent du ciel et pour l'instant les bateaux restent dans leurs caisses en bois plus ou moins protégées sous leur table. Quelques barnums, apportés par les plus prévoyants, se montent. Je vais chercher dans mon coffre un film plastique que je dépose sur la caisse de la Pontivyenne. Les organisateurs distribuent des sacs poubelles. Ouvrant parapluies, chaussant bottes et enfilant cirés, nous découvrons les lieux, échangeons avec les vaporistes qui arrivent peu à peu.

Fabrice B. l'organisateur d'Atlantica nous rassemble pour nous annoncer le programme. Jusqu'alors les navigations d'Atlantica Steam se passaient sur un petit lac en face du terrain de camping, aujourd'hui nous voici au bord d'une rivière dont une boucle, péniblement arrachée à l'association des pêcheurs, nous est réservée pour deux jours. Interdiction absolue de franchir une limite matérialisée par un fil tendu entre les deux berges. Interdiction d'abandonner nos papier gras d'huile et de vidanger nos condensateurs de leur eau graisseuse hors des jerricans prévus à cet usage. Dans notre réserve de Sioux une partie du plan d'eau est affectée à la navigation des Goliath (petit navire costaud), la partie centrale aux épreuves de parcours entre bouées et une dernière sur la droite à nos navigations libres. Les juges qui doivent apprécier nos évolutions entre les bouées nous sont présentés. Si le plan d'évolution, indiquant l'ordre de passage entre les bouées nous est communiqué, il nous faut déterminer par nous même les trajectoires. Une épreuve où se mèlent marches avant, marches arrière et navigation émetteur arrêté.

Je m'inquiète de la complexité de l'exercice. Moi qui ai très peu navigué, en tous cas jamais pris la peine de faire des manoeuvres complexes, il me faut de surcroit et au plus vite assimiler les règles de navigation en imaginant ma trajectoire. Une gageure. On verra bien.

La pluie s'accentue et l'impatience, parmi mes voisins, augmente d'autant. Qui osera le premier affronter la pluie qui se renforce ? Pour moi il est inconcevable de sortir ma Pontivyenne. D'autres ont moins d'état d'âme. Notre voisin, un anglais en bermuda et tongues, les mollets piqué de moustiques, sort son bateau, une fine et magnifique chaloupe, et le prépare sous la pluie. Déjà un ou deux vaporistes naviguent. Gilles ne tardera pas à les rejoindre. Quand on est mordu par une passion tout devient possible !...

C'est trop bête, je ne suis pas venu d'aussi loin pour ne rien faire. C'est décidé, quelle que soit la météo, je ferai comme les autres. Je demande à Gilles de m'aider à mettre la Pontivyenne à flot et lui propose de la tester en faisant des ronds dans l'eau. La bête navigue bien, même si elle se présente la proue un peu trop basse. Gilles me passe les commandes et je m'essaie aux manoeuvres. Gasp ! L'exercice est compliqué. Je manque de pratique et mélange mes commandes. Je crains de heurter des bateaux, de me planter dans la rive ou le ponton. J'expliquerai à Gilles, puis plus tard aux organisateurs, qu'il me faut déclarer forfais à l'épreuve du parcours entre bouées. Il me faut acquérir de l'expérience, apprendre à bien maitriser ma Pontivyenne, un préalable indispensable.

Les semelles s'allourdissent de boue et les bas de nos pantalons se crottent car les averses se succèdent aux averses. Et pourtant le nombre des sorties ne faiblit pas. Je m'étonne des incidents. Nos navires sont bien fragiles : marche arrière défaillante, arrêt des moteurs. Tel bateau navigue en rond le gouvernail bloqué. Tel autre se voit stoppé au milieu du lac ou le long d'une berge. La barque des organisateurs est de sortie et récupére les fortes-têtes. Gilles utilise son Borkum comme pousseur afin de ramener à bon port un naufragé.

Les navires se croisent. Les petits, les gros, les "100 fois déjà vus", les "de premières sorties", de la chaloupe commune au vaisseau à roues à aubes. Les concurrents avec leur juge se mélangent aux flaneurs. Le plus original d'entre tous, pour moi, me parait un gros navire en métal (?) qui hurle comme une bouilloire furieuse et crache compulsivement de gros nuages à vapeur. Une foule s'assemble autour du chauffeur (un Italien ?) qui s'active à quelques mystérieuses manipulations. Très impressionnant. L'engin me parait tel un monstre qui, tout à l'heure, fendra la surface de l'eau comme un boulet de canon. La mise à l'eau ne se fait pas sans mal. La bête est capricieuse. Elle hurle et s'époumone, elle souffle et vibre, mais s'étrangle au démarrage. Après quelques tentatives infructueuses je la retrouve en fin de journée se trainant dans son nuage de vapeur... dépassée par les plus bonasses de nos navires !

Les rencontres se succèdent. Chacun expose ses projets, explique sa mécanique, dispense ses conseils. Les conseils sont nombreux, souvent à prendre, parfois à laisser. Du plus avisé lorsque Fabrice B. nous dit qu'il nous faut abandonner la graisse qui freine nos arbres moteurs pour lui substituer une huile moteur plus fine, de viscosité 10 ou 15 x 40 ; au moins pertinent lorsqu'un facheux nous explique comment hisser un bateau avec nos sangles de récupération, ce que nous faisons depuis longtemps sans trop de peine.

La journée s'achève. Le rituel du samedi soir est un repas dans un restaurant de St Savinien. L'heure du rendez-vous étant fixée à 20h00, nous rangeons nos petits navires. La journée m'a comblée. Certes je n'ai navigué que quelques minutes mais ma Pontivyenne s'est bien comportée entre les mains expertes de mon ami et je reviens avec de nombreuses et belles photos. Sans compter des amitiés nouvelles et de bonnes résolutions.

Le soir nous rassemble au "Bec Fin" un restaurant qui nous sert un repas digne de Pantagruel. Nous fêtons les 20 ans d'Atlantica Steam et au désert le gros gateau d'anniversaire, avec le champagne, sera de rigueur. Discours émouvants, éblouissements des flashs des photographes, je comprends combien il m'est donné de participer à une expérience unique : être invité à la table d'une grande famille. Une famille d'oiseaux migrateurs qui au gré des festivals et rencontres de modélistes, de concours, de championnats, de trophées, d'expositions, se déplace, se retrouve, s'invite, pour vivre ensemble une seule et même passion : construire puis faire naviguer de petits navires à vapeur. Ces jouets entre les mains d'adultes, c'est étrange, captivant. J'ai l'impression de me trouver sur une autre planète où de nombreux codes sont à découvrir.

Le sort me fait m'asseoir près de Michel V. Un septuagénaire qui me dit avoir construit un navire avec son moteur à vapeur (de fabrication personnelle) qui lui a permis de remporter les plus grands prix de vitesse à vapeur. "Un triple-brûleur. Une pression de 12 bars !..." (N.D.T. : la pression dans ma chaudière est de l'ordre de 2 bars et La Pontivyenne n'a qu'un seul brûleur). Il me montre d'un geste comment il lancait le moteur : en tournant à la main l'hélice plongée dans l'eau et son fils, présent à ses côtés, lui rappelle combien il faillit y perdre ses doigts !

Dimanche 29 septembre

Ma journée sera courte car je me décide à rentrer chez moi avant la fin du week-end. Le choix ne fut pas simple. D'un côté la fatigue d' une journée debout sous la pluie se concluant d'un riche repas du soir à digérer sans trop dormir, avec la perspective de conduire demain plusieurs heures sous la pluie ; de l'autre côté renaviguer librement dans un coin du plan d'eau, discuter avec de nouveaux amis, examiner de plus près des bateaux simplement entr'appercus, qui sait, faire admirer ma Pontivyenne, vivre les temps forts de l'épreuve de vitesse ("le Trophée Anton") avec la remise des prix... Le bilan de ma journée d'hier avec la qualité des rencontres, les enseignements recueillis, les bonnes résolutions prises (naviguer dans un club proche de chez moi pour acquérir la maîtrise de mon navire) me font choisir de rentrer.

Je conduis une dernière fois Gilles à Cabariot et y retrouve Fabrice B. pour lui faire part de mon départ et le remercier chaleureusement pour son accueil. "Vous savez - me dit-il en me remettant une plaquette commémorative - vous avez trouvé ici le coeur du modélisme naval à vapeur. Ce sont les meilleurs. Ils n'ont rien à prouver. Et pourtant tout à la fois nous formons une petite famille où personne ne se prend au sérieux. Vous serez toujours le bienvenu à nos côtés"